Juste la fin du monde : une famille au bord de l’abîme

Pour son sixième long-métrage, Xavier Dolan s’éloigne de l’univers pop et coloré de ses premières œuvres pour adapter la pièce de théâtre « Juste la fin du monde », écrit par Jean-Luc Lagarce en 1990. Il s’agit de la deuxième adaptation théâtrale après « Tom à la ferme », écrit par Michel Marc Bouchard en 2012. Paré d’un casting cinq étoiles et d’un matériau d’origine fort, le jeune réalisateur continue d’explorer son sujet de prédilection : la famille et sa folie. En salles depuis le 21 septembre, le film se révèle pourtant plus pénible que sensible.

Juste la fin du monde suit le retour du fils prodigue, Louis (Gaspard Ulliel), dans sa famille après douze années d’absence. Devenu un dramaturge en vogue, le jeune homme est venu annoncer à ses proches sa maladie et sa mort imminente. Très vite, le bonheur des retrouvailles laisse place à l’impossibilité pour le héros de se faire entendre et comprendre par son entourage. Quand il ne se heurte pas à l’hostilité de son frère aîné Antoine (Vincent Cassel), Louis peine à contenir l’hystérie d’une mère dépassée (Nathalie Baye). Partagée entre l’incompréhension et l’adoration, sa jeune sœur Suzanne (Léa Seydoux) tente tant bien que mal d’obtenir un moment privilégié avec ce grand frère qu’elle a à peine connu. Le jeune homme rencontre pour la première fois sa belle-sœur Catherine (Marion Cotillard), épouse effacée et écrasée par un mari violent. Le déjeuner dominical devient bientôt le théâtre d’un huis clos et d’un psychodrame familial, où les moments de gêne absolue viennent briser la solitude du personnage principal.

Le déjeuner dominical devient le théâtre d'un huis-clos autour de Louis (Gaspard Ulliel) © Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual
Le déjeuner dominical devient le théâtre d’un huis-clos autour de Louis (Gaspard Ulliel) © Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual

Chez Dolan et chez Lagarce, la famille ne peut exister que par l’affrontement et la souffrance de ses membres. Pendant plus d’une heure et demie, le réalisateur décortique ce nœud familial au bord de l’implosion et tout y est poussé à l’extrême. Dans Juste la fin du monde, le parti-pris pour le non-réalisme est assumé voire revendiqué. Après le succès critique et public de Mommy, Xavier Dolan semblait néanmoins donner l’impression de vouloir revenir à un style plus minimaliste et tendu. Si l’équilibre des personnages de Juste la fin du monde ne tient en effet qu’à un fil, l’œuvre souffre de l’appétit insatiable de son réalisateur pour les effets de style et le symbolisme naïf et facile.  La querelle évolue par une juxtaposition de plans très serrés et étirés en longueur. Quand elle ne capture pas les regards évocateurs, la caméra emprisonne le visage des personnages à mesure de leur incapacité à parler. Ils butent sur les mots, tremblent, sombrent dans une frénésie. Ils peinent d’ailleurs à tenir ensemble dans un même et seul espace et finissent par opter pour une fuite constante. Lors d’une conversation téléphonique avec un ami (amant ?), Louis, frappé d’impuissance et de fatalité, confesse d’ailleurs avoir peur de sa famille. Et s’il arrivait trop tard ? Et si la fin du monde avait déjà eu lieu pour ces personnes ?

Pour pallier cette réunion dévastatrice et suffocante, Xavier Dolan laisse une petite place aux respirations. Dans Juste la fin du monde, elles prennent la forme de flash-backs déguisés en envolées musicales et clippesques. On retrouve le goût prononcé de Dolan pour les références musicales inattendues (O-Zone, Moby ou encore Exotica). Ces dernières prennent l’allure d’une vaine tentative de combler le néant des scènes chorales et donnent l’impression que le réalisateur renie son texte théâtral (déjà fortement modifié pour des choix d’adaptation). Étouffant, le film l’est aussi par des dialogues ponctués de fausseté et des acteurs volontairement disgracieux. Vincent Cassel fait du Vincent Cassel et reprend, à peu de choses près, son rôle vu dans La Haine ou plus récemment dans Mon Roi. Léa Seydoux hérite du rôle le moins intéressant tandis que Nathalie Baye peinturlurée comme une voiture volée n’est qu’une version francisée et embarrassante d’Anne Dorval. La partition d’Ulliel reste convaincante même si on ne peut s’empêcher de relever des similitudes troublantes avec sa performance dans Saint Laurent de Bertrand Bonello. Au beau milieu de ce casting bankable parodique, Marion Cotillard se révèle touchante dans la figure de la compassion et l’impuissance. Son personnage est probablement le seul à avoir compris la véritable raison du retour de Louis.

La mère (Nathalie Baye) et le fils (Gaspard Ulliel) © Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual
La mère (Nathalie Baye) et le fils (Gaspard Ulliel) © Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual

Difficile de ne pas reconnaître des qualités indéniables au long-métrage. Juste la fin du monde offre des moments de grande sensibilité (toutes les scènes entre Catherine et Louis), de violence (le tête-à-tête entre Antoine et Louis) et parfois même de sobriété. Malheureusement, la vulgarité psychologique des personnages et la vacuité du texte adapté précipitent le spectateur dans un ennui profond. Le dernier acte, habilement maîtrisé et poignant, arrivera trop tard : le film tourne depuis bien longtemps en rond. Moins fédérateur qu’un Mommy et moins personnel qu’un Laurence Anyways, le sixième long-métrage de Xavier Dolan souffre finalement de son ambition et d’une empathie superficielle pour ses personnages. Voulue comme une réflexion sur les limites du langage et l’impossibilité de la moindre communication entre des personnages qui s’aiment et se détestent, l’œuvre manque cruellement de ce que tout spectateur souhaite ressentir : des émotions.

20 commentaires sur « Juste la fin du monde : une famille au bord de l’abîme »

  1. Je ne vois pas la naïveté de Dolan comme un défaut ni une facilité dans les symbolismes. Je trouve au contraire que sa naïveté est le reflet de son amour continuel pour ses personnages quelque soit leur travers, un peu comme Almodovar d’ailleurs. Je suis tout à fait d’accord avec le fait que Marion Cotillard soit celle qui s’en sorte le mieux quant au jeu d’acteur.

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    1. Justement je m’interroge sur cette dite naïveté. Même si je ne suis pas un grand fan de tous ses films, j’ai toujours trouvé touchant la spontanéité et la gourmandise de Dolan. Je le trouve plutôt libre dans ses choix et il les assume. Sur celui-ci, difficile à dire si c’est l’exercice en lui même (à savoir l’adaptation théâtrale mais je ne pense pas … « Tom à la ferme » était une adaptation réussie) ou si son style s’est un peu essoufflé, mais je trouve que toutes ses scènes tombent à plat. Par exemple, les passages musicaux sont à mon sens une pâle copie flagrante de ce qu’on a pu voir dans « Mommy »,  » Les Amours Imaginaires ». Comme si Dolan ne pouvait s’empêcher de s’auto-citer. Certains diront qu’il reste fidèle à son style et son esthétique. Je trouve que pour le coup, c’est un peu facile et que ça dessert l’ensemble. Il y a dans ce film deux régimes de respirations qui peinent à se compléter.
      Quant à la comparaison, Almodovar, je trouve, a réussi à conserver une empreinte reconnaissable et touchante. 🙂

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      1. En effet je trouve que la scène de O-Zone par exemple tombe un peu à plat, peut-être parce que la scène « des dimanches » est un peu étrange. Mais celle où Louis s’oublie dans le matelas est quant à elle une franche réussite. Je ne pense pas que Dolan s’évertue à faire du Dolan.

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      2. Il est indéniable que l’usage des musiques dans Juste la fin du monde est bien moins pertinente que dans les précédents opus de Xavier Dolan.
        Pour autant, Juste la fin du monde est un électron livre dans la filmographie du cinéaste Québécois. En cela, il doit être appréhender en faisant, autant que possible, abstraction de Mommy, Lawrence Anyways, etc.
        Je pense que Simon n’a pas eu ce regard « nouveau » en visionnant Juste la fin du monde, qui est pour moi un très bon Dolan. Quelques « clés » de lecture sur mon blog.

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      3. En effet, il est important d’appréhender un film dans son unité et pas forcément dans sa comparaison avec les oeuvres précédentes de son réalisateur. Jusque là je suis d’accord avec toi. 😉
        Néanmoins si j’ai mentionné « Mommy » ou « Laurence Anyways » dans ma chronique, c’est tout simplement parce qu’à mon sens  » Juste la fin du monde » reprend des mécanismes récurrents et familiers dans le cinéma de Dolan.
        En ce sens, on ne peut s’empêcher de le rapprocher des films susmentionnés (pour en tirer un avis positif ou non). Peu de choses me paraissent originales ou nouvelles : le scénario est adapté d’une pièce (ce qui n’est pas un problème, loin de là), le cadrage est certes plus resérré mais les effets de style, les mécaniques, les plans sont des choses qu’on a vues et revues à foison chez Dolan. Seuls les dialogues (fidèles au registre du théâtre) tranchent à mon goût et présentent un attrait inédit, même s’ils ne m’ont guère convaincus.
        Comparaison ou non, je reste sur ma position et je trouve que « Juste la fin du monde » reste un film à part dans la filmographie de Dolan et qui mérite d’être vu mais surtout très surestimé et laborieux. Et je me risquerais même à contester sa récompense à Cannes, eu égard aux autres films présentés à La Croisette qui ont été injustement boudés. Mais ça ne reste que mon humble avis. 🙂

        Ceci étant, je suis très curieux de découvrir ta chronique et ton analyse, je suis preneur ! Bonne soirée à toi !

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      4. Je tisse également un lien dans ma chronique entre « Juste la fin du monde » et « Laurence Anyways » (sur le plan graphique).
        Pour ma part, ce que j’ai aimé c’est que X. Dolan n’a pas capitalisé sur ces précédents films. Il navigue ici dans un autre registre, il se met en danger. En grand amoureux du cinéma de John Cassavetes, j’ai beaucoup aimé « Juste la fin du monde » qui n’est pas un film complaisant.

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  2. J’ai lu avec plaisir ta critique. Je ne partage pas ton point de vue sur le film. Je comprends que l’on puisse ne pas adhérer au cinéma de Dolan. J’ai préféré « Mommy » mais celui-ci je l’ai trouvé très beau aussi. Le casting est à mon sens irréprochable. Dolan fait du Dolan, la Bo aussi m’a plu bref tu l’auras compris j’ai adoré. Je n’ai pas vu « Laurence anyways », je vais me rattraper c’est promis 🙂 c’est chouette de voir que ce film ne laisse pas indifférent mais bien au contraire suscite le débat entre cinéphile ! 🙂

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    1. « Mommy » avait une thématique plus universelle, je trouve. Il était plus accessible en un sens.
      Il faut reconnaître que le choix de cette pièce peut diviser d’emblée. Mais je pense que Dolan divisera toujours les spectateurs. Et ça n’entache en rien ses qualités 🙂

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  3. Je l’ai vu hier soir et nous en sommes sorti sonnés. Il ne fera pas l’unanimité, mais des émotions, je trouve qu’il y en a à foison! De l’agacement, oui, mais cette analyse d’une famille dysfonctionnelle le réclame. Dolan explore un nouveau registre et prend des risques avec un talent toujours renouvelé.

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    1. Je comprends tout à fait que le film plaise et bouleverse certain(e)s. J’ai malheureusement été plus agacé par la forme que par le fond. Je reconnais à Dolan cette volonté d’ériger un traité clinique de la famille dysfonctionnelle qui n’est ni toujours agréable ni aimable. Pour ma part, les émotions sont restées prisonnières de cette maison et ne sont pas parvenues jusqu’à moi. 🙂

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  4. « (…) l’œuvre souffre de l’appétit insatiable de son réalisateur pour les effets de style et le symbolisme naïf et facile. (…) »

    C’est très juste. Un défaut récurrent qu’il avait su gommer puis maîtriser dans « Mommy » mais qui n’a jamais été aussi fort dans « Juste la fin du monde », son dernier film.

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