Silence de Martin Scorsese

Vingt-neuf ans après le décrié La Dernière Tentation du Christ, Martin Scorsese revient aux affres de la dévotion religieuse. Confrontés au calvaire des chrétiens persécutés dans un Japon médiéval, deux jeunes prosélytes sont amenés à questionner leur foi. En adaptant un roman de Shusako Endo, le cinéaste italo-américain signe une œuvre vertigineuse, parfois éreintante, souvent majestueuse. Une ode à la liberté d’esprit, en salles depuis le 8 février.


Comment transposer à l’écran les tourmentes de la foi ? Comment financer un projet dont personne ne voulait à Hollywood ? Il aura fallu presque trente ans à Martin Scorsese pour répondre à ses questions et engendrer Silence. Derrière cette genèse douloureuse, un roman historique de Shūsaku Endō paru en 1966 et lauréat du prix Tanizaki. Vers 1640, Sebastian Rodrigues (Andrew Garfield) et Francisco Garupe (Adam Driver), deux prêtres jésuites portugais, se rendent au Japon pour retrouver leur professeur et mentor Christovao Ferreira (Liam Neeson), porté disparu lors d’une mission d’évangélisation. Une rumeur prétend que ce dernier a apostasié (renié le Christ) et s’est converti au bouddhisme. À peine arrivés, les deux jésuites rencontrent des communautés de « chrétiens cachés ». Accueillis comme le Messie, les héros vont soutenir les disciples malgré les dangers qui les guettent. Mais ils vont bientôt se heurter à la répression de l’inquisiteur japonais Inoue, déterminé à éradiquer le christianisme des terres nippones.

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Dans Silence de Martin Scorsese, les prêtres Sebastian Rodrigues (Andrew Garfield) et Francisco Garupe (Adam Driver) partent à la recherche de leur mentor, le père Ferreira, incarné par Liam Neeson (photo). © Kerry Brown

Avec Silence, Martin Scorsese signe un film résolument personnel et radical, à mi-chemin entre le drame historique et la fresque religieuse. Aux antipodes de son cinéma habituel, ce récit de 2h41 surprend par sa forme dépouillée, faussement monotone. Exit la frénésie et la paranoïa urbaines, le réalisateur se laisse aller à un style plus contemplatif et filme admirablement le Japon rural. La mise en scène presque apaisée tranche brillamment avec le chemin de croix (intérieur) du jésuite Rodrigues, héros et narrateur du récit. Le silence du titre fait écho à l’indifférence de Dieu, qui ne répond ni aux doutes ni aux supplications du prêtre, horrifié par la violence des persécutions. Plus formellement, ce silence se traduit par l’absence déroutante de musique. Si l’entreprise est ambitieuse et pertinente, l’expérience s’avère parfois laborieuse et longue. Difficile donc à apprivoiser. Production hollywoodienne oblige, les dialogues sont ici prononcés en anglais, au détriment du portugais. Si l’authenticité historique est (légèrement) altérée, le long-métrage impressionne davantage par sa dramaturgie exigeante et sa gravité mélancolique.

Au cours de leur mission, les deux hommes rencontrent Kichijiro (Yõsuke Kubozuka), un chrétien instable qui ne cessera de les trahir, puis de quémander sa repentance. Cette figure de Judas révèle sans cesse les multiples contradictions d’un homme de foi et questionne l’ambiguïté profonde de l’héroïsme prôné par le personnage de Rodrigues. Après avoir interprété un objecteur de conscience dans Tu ne tueras point, Andrew Garfield se révèle dans un rôle en quête de transcendance… bientôt en proie à une conviction religieuse et personnelle ébranlée. Dans un équilibre subtil entre dévotion et orgueil, le jésuite se retrouve face à un dilemme : apostasier ou condamner les fidèles chrétiens à des tortures sans fin. Collaborer ou résister. Profaner ou exalter le sacré. Minutieux, Scorsese dissèque cette dévotion religieuse déchirée entre la tentation et la culpabilité. Ce problème posé par le long-métrage se révèle progressivement passionnant. Dans une scène douloureuse, le prêtre Rodrigues est prié de marcher sur l’image de son Dieu. « Ce n’est qu’une formalité. Vous serez libre », lui souffle alors un des Japonais.

Fidèle à lui-même, Martin Scorsese, n'épargne pas les spectateurs de sa fascination pour les tortures physiques. Dans
Fidèle à lui-même, Martin Scorsese, n’épargne pas les spectateurs de sa fascination pour les tortures physiques. Dans Silence, ses dernières sont longuement montrées et rappellent une conception doloriste du catholicisme. © Kerry Brown

Derrière cette éprouvante réflexion sur les paradoxes de la foi, Scorsese n’oublie pas sa fascination pour la violence physique et sa symbolique. Les tortures (crucifixions, noyades, pendaison, saignées) y sont longuement décrites et montrées. Non sans laisser une impression fastidieuse, cette démonstration donne surtout à voir la façon dont les Japonais exploitent les contradictions théoriques du catholicisme pour mieux affaiblir les missionnaires. « Le Japon est un terre marécageuse. Les racines du christianisme ne peuvent qu’y pourrir », explique l’inquisiteur Inoue au père Rodrigues. Si l’on peut regretter la part minime accordée à l’autre raison de l’évangélisation (la colonisation et l’acculturation de la religion catholique), le scénario co-signé par Jay Cocks et Martin Scorsese ne méprise à aucun moment les motivations du shogunat. Le cinéaste ne cède jamais au prosélytisme hasardeux ni au tableau manichéen, opposant les cruels Japonais aux gentils chrétiens. Sans une once de complaisance, il préfère dresser l’éloge de la croyance individuelle et de la foi intime. En témoigne une conclusion remarquable où Rodrigues finit par se confier à lui même : « c’est dans le silence que j’ai entendu Sa voix ». Et c’est dans cette tension et ce paradigme complexe que Silence révèle toute sa puissance et sa splendeur.

14 commentaires sur « Silence de Martin Scorsese »

  1. Ce film m’attire beaucoup. Férue du Japon, il est très rare de voir porté à l’écran le Japon médiéval surtout de la part d’un(e) cinéaste occidental(e).
    Cependant, cet aspect me laisse, aussi, sceptique parce que la vision occidentale et son éducation judéo catholique ne peut prétendre comprendre ce pays qu’est le Japon (et le continent asiatique en général).
    J’ai peur d’y voir la confrontation entre la religion catholique souvent sous entendue comme la seule et unique valable et la culture japonaise profondément animiste. Le Japon est sans doute la seule terre restée quasiment vierge de toute influence de la pensée catholique. Quand vous y êtes ça se ressent parce que ce pays vit avec un rythme différent. Les oeuvres de Kurosawa et de Miyazaki le démontrent (je pense) très bien.
    Le récit que vous faites du film ne m’encourage pas foncièrement à aller le voir au cinéma. Je reste dans le doute.

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    1. Bonsoir ! Tout d’abord, merci pour ce commentaire détaillé. 🙂
      Je comprends votre hésitation. Certaines critiques, comme la mienne, sont assez partagées sur cet aspect. Je pense qu’il est important de garder en tête qu’il s’agit d’une version occidentale des faits.
      Ceci étant dit, Martin Scorsese a toujours fait preuve d’un profond respect et d’une grande admiration pour le cinéma étranger, qu’il soit français, polonais ou japonais. Vous citiez Kurosawa ou encore Miyazaki, ça tombe bien, les influences sont présentes dans « Silence ». Sans céder à la cinéphilie et la reproduction, Scorsese insuffle dans ses plans quelques motifs tirés des œuvres de Kurosawa ou encore de Mizoguchi (particulièrement « Contes de la une vague après la pluie » (1953)). Par conséquent, j’ai envie de vous encourager à aller le voir au cinéma.
      S’il ne rend peut-être pas compte, entièrement, de toute la subtilité et de la complexité du pays qu’est le Japon, il ne met pas à mal pour autant la culture. Le film explore à juste titre l’incompréhension entre les deux cultures et les personnages sans y apporter un parti-pris. Cruels (et en ce point parfois un peu trop forcés), les Japonais sont aussi montrés comme des « opposants/résistants » intelligents. Leur point de vue est illustré de manière juste. Face à eux, les jésuites se retrouvent face à leur contradiction. Les doutes sont levés dans les deux camps et le respect est mutuel face aux deux religions. 🙂

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  2. Je suis d’accord avec cette critique, les film est plastiquement superbe, la cinématographie est magnifique mais … il ne remplit qu’une moitié du cahier des charges, j’ai eu un peu de mal à adhérer aux tourments de la foi éprouvés par Andrew Garfield, les mécanisme (torturer les autres pour forcer le prêtre à abjurer est répété a satiété et certaines scènes de tortures m’ont semblé un peu complaisante. Il reste un très bel objet cinématographique filmé par un maître du genre mais pour la foi, il faudra plutôt aller voir du côté de Dreyer.

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    1. Oui je te rejoins en partie sur certaines longueurs et scènes étirées. Mais dans l’ensemble, « Silence » est incroyable par sa maîtrise.
      J’aime bien ta référence à Dreyer. Dans le même thème (et dans une même épure), il y a aussi « Les Communiants » de Bergman.
      Bonne journée à toi ! 🙂

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  3. Je te rejoins Simon, c’est un très grand film de Scorsese. Les acteurs, les images, pour moi c’est l’exacte opposé de la « Passion du Christ » de Mel Gibson. J’ai adoré ! ça rappelle le cinéma de Kurusawa c’est dire. Bonne soirée Simon 🙂

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  4. Bonjour, pour ma part, j’ai eu du mal à rentrer dans le film à cause d’un excès de voix off. Scorsese a toujours été friand de voix off. Elle lui sert souvent à raconter ses histoires en donnant des points de vue multiples. Mais dans Silence, l’abus de voix off finit par faire écran avec certaines images. C’est un comble cette voix off dans un film qui s’appelle Silence et raconte le cheminement d’une foi tournée vers l’extérieur à une foi intérieure. Ici la voix off m’a empêché plus d’une fois d’accéder à l’intériorité de l’image. Plus de détails dans ma critique sur mon blog.

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  5. Un film qui m’a vraiment bouleversée, j’y pensais encore quelques jours après l’avoir visionné… A la fois magnifique, truffé de symboles forts et intelligent, il bouleverse les consciences sans jamais prendre partie – le plus difficile à faire selon moi. En tout cas tu parles très bien de cette oeuvre magistrale dans ton article ;-).

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    1. Content de savoir que nous partageons le même avis dans ce cas. C’est un grand film pour moi et il mérite qu’on y consacre quelques heures. 🙂
      Merci pour ton commentaire !

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