Dunkerque, l’héroïsme selon Nolan

Fin mai 1940 : l’armée allemande accule les ennemis européens jusqu’au nord de la France. 400 000 soldats britanniques, français, belges et hollandais se retrouvent alors piégés sur la plage de Dunkerque…En s’appropriant l’épisode méconnu de l’opération de sauvetage « Dynamo », Christopher Nolan signe un film formellement épatant mais à l’envergure cinématographique étonnamment limitée. En salles depuis le 19 juillet 2017.

Cruciales et immersives, les premières minutes de Dunkerque ne dévoilent que peu d’éléments de contextualisation historique. Un choix étrange et osé au regard d’un épisode historique de la Seconde Guerre mondiale souvent éclipsé par les déportations et l’extermination de la population juive européenne, le débarquement en Normandie ou encore la bombe atomique. Préférant une ouverture in medias res, le nouveau long-métrage de Nolan conte les heures fatidiques de l’opération de ré-embarquement des troupes britanniques face à la progression des Allemands sur le littoral français. Le 21 mai 1940, ces derniers ont déjà vaincu les armées belges, hollandaises et luxembourgeoises. L’armée française peine quant à elle à maintenir sa position. Pendant plusieurs jours, 400 000 soldats se retrouvent piégés sur l’étroite plage de Dunkerque. Craignant un ultime assaut ennemi, priant pour un sauvetage immédiat. Faisant partie des malheureux, le jeune Tommy (Fionn Whitehead) fera équipe avec Alex (Harry Styles) et le mystérieux et mutin Gibson (Aneurin Barnard).

Pris en étau sur la plage de Dunkerque, Tommy (Fionn Whitehead), Alex (Harry Styles) et Gibson (Aneurin Barnard) attendent désespérément d'être sauvés par la flotte britannique. © Copyright 2017 Warner Bros. Entertainment-Inc.-All rights reserved
Pris en étau sur la plage de Dunkerque, Tommy (Fionn Whitehead), Alex (Harry Styles) et Gibson (Aneurin Barnard) attendent désespérément d’être sauvés par la flotte britannique. © 2017 Warner Bros. Entertainment Inc. All rights reserved

Répondant aux appels de la Royal Navy, de centaines de bateaux particuliers – ceux que l’on nomme les « little ships » – se lancent à la rescousse des soldats piégés à une soixantaine de kilomètres des rives anglaises. Les heures deviennent aussi interminables que précieuses pour la survie des soldats… Parmi les héros civils, Mr Dawson (Mark Rylance) est accompagné de son fils Peter (Tom Glynn-Carney) et du jeune et courageux Georges (Barry Keoghan). Après avoir quitté leur ville portuaire de Douvres, ils prêteront main forte, en cours de route, à un soldat tremblotant (Cillian Murphy), peu enclin à revenir sur le littoral français. Dans les airs, les pilotes Collins (Jack Lowden) et Farrier (Tom Hardy) assurent la sécurité d’un navire démineur. Mais se retrouvent bientôt éprouvés par les frappes aériennes allemandes. Avec rigueur et respect, le réalisateur relate la totalité de cette bataille et alterne les points de vue (terre, mer, air) avec une fluidité impressionnante. Le cinéaste se risque même à troubler la chronologie de sa narration, complexifiant et troublant progressivement le sauvetage historique.

À mi-chemin entre le film choral et la fresque historique, le résultat impressionne par son envergure et l’exploitation des décors. Sans répit, Dunkerque matérialise des menaces imminentes soulignées par la composition omniprésente de Hans Zimmer. Le compositeur nous embarque ici dans un somptueux ballet de silences inquiétants et de bruits assourdissants. Au même titre,  l’économie des dialogues s’avère remarquable. Entre épure et finesse, le cinéaste américain évacue ainsi le mélodrame larmoyant et minimise les actes de bravoure, les tirades patriotiques… De l’armée française à l’ennemi allemand, le spectateur ne verra presque rien. Mais le danger n’en demeure pas moins invisible. À cela, Nolan privilégie les catastrophes et les fulgurances  collectives : une plage bombardée, des installations portuaires détruites, des navires en plein naufrage… À l’image de sa séquence d’ouverture, le film brille par sa mise en scène immersive. La caméra virevolte dans les airs, étouffe un pilote pris au piège dans son Spitfire submergé, survole la plage tel un oiseau prédateur… La virtuosité technique de Nolan – préférant ici, encore une fois, les effets spéciaux artisanaux aux effets visuels – est indéniable.

Qu’elles soient visibles ou discrètes, les expérimentations s’opèrent sans grandiloquence ni outrance. À l’image d’une violence timide, presque censurée. Les explosions s’enchaînent, le chaos se cristallise mais l’hémoglobine demeure absente. Fidèle à une esthétique austère, Nolan refuse la violence graphique et prend le contre-pied d’une représentation sanglante (et ultra-réaliste ?) de la guerre, récemment défendue par Mel Gibson et son gore Tu ne tueras point. Un choix presque déroutant mais symptomatique chez Nolan qui s’épanouit un peu plus dans le blockbuster exigeant et accessible par le plus grand nombre. Au casting, les pointures (Tom Hardy, Cillian Murphy) partagent l’affiche avec des têtes inconnues et des surprises (Harry Styles, ancienne tête de gondole des One Direction). Mais à l’instar d’Inception ou de The Dark Knight Rises en tête), la direction d’acteur sur Dunkerque n’atteint jamais les sommets…sans pour autant faire défaut à l’ensemble du film. De même, l’écriture des personnages semble volontairement restreinte, allusive. Résolument secondaire.  En témoigne ce silencieux Gibson qui attise peu à peu les suspicions dans le petit groupe de soldats britanniques. Est-il un espion allemand ? Un soldat français ? Un déserteur traumatisé ? La question ne sera jamais résolue, presque évacuée.

L’individu et l’humain n’intéressent finalement que peu Nolan, visiblement plus sensible à l’héroïsme et la peur collective. Des héros blessés, lâches ou désespérés, le spectateur n’apprendra grand chose. De cette « opération Dynamo », l’auteur d’Interstellar préfère en offrir un épisode crucial certes, mais résolument limité. Si le sauvetage permet le rapatriement de 330 000 soldats, la bataille n’en reste pas moins une humiliation militaire. Perçue par bon nombre d’Anglais comme le « Miracle de Dunkerque », elle dissimule en réalité une succession de déroutes. Un bilan mitigé que retranscrit parfaitement l’œuvre. Pourtant, bien que dénué de défauts majeurs, Dunkerque ne transcende que rarement le genre de film de guerre. Annoncé comme un « grand film » par certaines critiques presse, le long-métrage sublime les motifs et l’empreinte d’un cinéaste qui gagne ici en maturité et autorité. Mais la perfection technique trahit parfois une substance très consciencieuse voire trop rigoureuse pour réellement émouvoir. Si Nolan s’impose aisément comme un talentueux metteur en scène et habile concepteur, l’artisan s’achoppe une nouvelle fois dans sa fonction d’auteur. Dire que la déception fut au rendez-vous serait injuste. Prétendre l’exact contraire, une exagération.

20 commentaires sur « Dunkerque, l’héroïsme selon Nolan »

  1. Pas de déception pour moi, puisqu’en plus de ces prouesses techniques il a vraiment réussi à m’émouvoir : j’ai fini en larmes en tout cas trois ou quatre fois, pas toujours à cause d’un drame mais parfois juste à cause de la beauté de la scène (l’arrivée des little ships, mazette, ça me fait le même coup à chaque fois dans Good Morning England hahaha). Gros coup de coeur pour moi, c’est fou ce qu’il arrive à transmettre avec si peu de dialogues et d’explications !

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  2. Pas de larmes pour moi, mais c’est vrai que le film m’a quand même pris aux tripes. J’avais le coeur qui battait au rythme des obus (?)(je suppose) s’abattant sur les pontons, la jetée, la mer et les bateaux… Première fois que j’ai l’impression d’avoir une idée de la peur dans son aspect le plus primal. Peut-être que cette « violence timide » dont tu parles y participe beaucoup. Pas de bras coupé en deux pour « détourner l’attention » en nous coupant des événements 🙂

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    1. Effectivement, le film laisse difficilement indifférent ne serait-ce que pour ses scènes oppressantes et saisissantes. 🙂
      Le choix de minimiser la violence (ici, plus précisément les horreurs physiques de la guerre) est typique chez Nolan. De ses « Batman » à son « Inception », la brutalité est toujours aseptisée.
      Dans « Dunkerque », ce détail (parce que ça en est un pour moi) m’a fait tiquer durant là première heure mais s’avère finalement assez cohérent avec l’ensemble.
      Belle journée à toi ! 😉

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  3. Bien vu. Je suis pleinement en accord avec l ensemble des éléments développés dans cette chronique. Dunkerque est en effet le remède parfait aux allergiques comme moi à « tu ne tueras point » et son lyrisme mélodramatique englué jusqu’au ridicule. Mais je vais plus loin pour ma part, osant avec Dunkerque le pari d’un film marquant, et peut-être même essentiel dans l’histoire du genre car il propose selon moi une vision quasi inédite d’un conflit. Tu refuses à Nolan son statut d’auteur alors qu’il est aussi à l’origine du scénario et choisit un vrai parti-pris original dans sa manière de structurer le récit. Certains prendront ça pour une coquetterie, une intellectualisation excessive du récit, mais il me semble qu au regard du résultat final, la mecanique s’intègre parfaitement à l’ensemble d’une consacrée à la maîtrise du temps au cinéma.

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    1. Merci pour ton commentaire ! 🙂
      Content de savoir que nous partageons certains avis. Ceci dit, il est vrai que je peine à reconnaître le talent de Nolan au scénario… Bien qu’il (co-)signe la quasi-totalité de ses œuvres, je trouve qu’il est souvent surestimé à ce niveau. Son empreinte est bien sûr reconnaissable et a le mérite de se démarquer du tout venant « blockbusterien » mais il me manque un peu de cœur (à ne pas confondre avec le larmoyant bien sûr).
      Certains trouveront sûrement que cette froideur est totalement cohérente avec le sujet et le contexte. Pour ma part, je vois cela comme une preuve supplémentaire que Nolan peine à saisir la dimension humaine de ses histoires et de l’Histoire.

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      1. L’équilibre entre rigueur du récit et épanchements sentimentaux est assez difficile à atteindre. Tout est question de réception. Personnellement, le moment où Farrier décide de poursuivre sa mission en sachant qu’il n’aura pas le carburant pour rentrer est assez émouvant pour moi. Et il l’est plus encore lorsque les hélices de son avion s’arrêtte soudain, et que le bruit cesse, un grand moment de suspension. Emouvants aussi le regard de Branagh qui voit la noria des little ships dans ses jumelles, et la réponse du jeune matelot lorsque Cillian Murphy lui demande « How is the boy ? » Mais il est vrai que l’ensemble restitue davantage la froideur bestiale et injuste des balles qui fauchent les jeunes hommes dans le dos, des bombes qui projettent les corps vers le ciel, de l’eau qui engloutit les poumons.

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  4. Ce film est le contraire de « tu ne tueras point » de Mel Gibson (que j’ai beaucoup apprécié aussi soit dit en passant) en ce sens où Nolan suggère plus que Gibson. Le film n’en est pas moins fort et cela grâce aussi à la BOF qui est très belle. La fin m’a touché. On peut lui reprocher un côté un peu froid. C’est l’une des seules limites de son cinéma. Mais quel film quand même ! Passe un excellent weekend Simon, merci pour le partage 🙂

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  5. Nous sommes allés le voir il y a quelques jours et nous avons vécus une immersion totale grâce au travail de Christopher Nolan et Hans Zimmer. Impossible de se décoller du siège, nous avons vécus ce récit tels des soldats sur la plage de Dunkerque !

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  6. Je ne suis pas d’accord avec la dernière partie de l’article. Après c’est peut-être parce que nous n’avons pas la même définition du cinéaste? Je vois le réalisateur comme un technicien et le cinéaste comme un artiste, et pour moi Nolan en est un. Comme Kubrick, Spielberg ou Truffaut, on reconnait sa patte, qui certes est tournée vers l’image, mais est ce alors juste un technicien? Dans « sa perfection technique », il impose des images fortes tout comme aurait pu le faire un peintre ou un photographe. Il n’émeut pas, certes, mais il provoque des émotions différentes tels que l’anxiété, le vertige, la tension, … N’est ce pas justement le but d’un cinéaste, susciter des émotions, même si elles ne tombent pas dans le mélo? Pour les films de guerre, on a peut-être eu trop de tire larme sur fond de musique américaine, je pense notamment à Il faut sauver le soldat Ryan ou à Path and Golry (je ne critique pas ces films au contraire je les adore ^^). Pour ce qui est du début de la critique, je plussoie totalement à la dimension gigantesque du film et à sa capacité immersive.

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    1. Bonjour, merci pour ton commentaire constructif. 🙂

      Je partage ta vision du cinéaste et tes références. Ceci dit le cas de Nolan me divise encore. Qu’il ait une empreinte et un style reconnaissable, c’est une chose indéniable. Qu’il parvienne à créer du suspense, de la tension et de la peur en est une également.

      Ce que je lui reproche n’est pas tellement l’absence d’émotions ni de scènes larmoyantes, c’est plutôt une dimension humaine bien souvent contenue. À l’exception d’ « Intersterllar » et ses tirades humanistes, je trouve (et ça ne tient qu’à moi) que l’humain peine à exister dans le cinéma de Nolan. Dans « Interstellar », il fait le choix audacieux de ne jamais explicitement filmer l’ennemi le reléguant à une menace horrifique et omniprésente. Mais il fait le choix de ne pas montrer les alliés également… En ce sens, il prend pour moi le risque de limiter sa portée historique et l’ampleur du conflit. J’ai craint pour la vie des personnages mais cela s’est arrêté à l’instant T. Au sortir de la séance, le film ne m’a paru que comme un très bon spectacle et rien d’autre (ce qui en soit est une belle réussite).

      Ce qu’il filme est irréprochable et cohérent. Et il ne le fait comme personne. Mais je trouve qu’il a tendance à se cacher derrière sa technique parfaite… Je pinaille et changerai d’avis peut-être un jour mais pour le moment, Nolan me paraît surestimé. 🙂

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      1. C’est marrant tu parles d’Interstellar comme d’un film humaniste et c’est de tous ses films celui que j’ai le moins aimé ^^. Je comprends ton raisonnement et c’est vrai que j’ai ressenti la même chose que toi pour ce qui était du sort des personnage sur terre, mais pour ceux en mer et dans les airs j’ai trouvé qu’il y avait une tension bien plus palpable. Merci pour ta réponse très complète!

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      2. Si je puis me permettre de m’inviter dans le débat, je souhaiterais rebondir sur cette phrase : « Mais il fait le choix de ne pas montrer les alliés également… En ce sens, il prend pour moi le risque de limiter sa portée historique et l’ampleur du conflit.  » Il est étonnant dès lors qu’on ne reproche pas à Spielberg de ne pas montrer le glorieux engagement des soldats britanniques sur les plages de Gold, Sword et Juno le 6 juin 44, qu’on ne reproche pas à Kubrick de ne s’intéresser qu’au sort des fusillés pour l’exemple de l’armée française et pas de ceux de l’armée anglaise. Il me semble que c’est faire un faux procès que celui-ci à Nolan qui, justement, s’inscrit dans une forme moderne de représentation d’un épisode historique, placé à hauteur d’individu et non selon vision globale et historicisante qui appartient à une autre époque (« le jour le plus long », « un pont trop loin », « Paris brûle-t-il ? » et j’en passe).

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      3. Merci pour ton commentaire et ton intervention !
        En effet, je te rejoins sur le point soulevé dans ta réponse mais c’est également une chose que je reproche à beaucoup de films de guerre… dont ceux que tu cites (et les cinéastes inclus). 🙂
        Alors certes, je pinaille et on ne peut pas tout montrer ni tout aborder (?). Des choix sont inévitables et mieux que d’autres. J’ai insisté sur ce point chez Nolan, peut-être injustement. Ceci étant dit cet aspect n’est qu’une petite partie de ce que je lui reproche. Il place son film à hauteur d’homme mais pour moi il oublie parfois ce dernier en cours de route…

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      4. C’est tout de même un reproche que j’ai lu chez la plupart des détracteurs du film et franchement, j’ai du mal à trouver du crédit dans cet argument car en y réfléchissant, aucun film ne fait totalement le tour complet d’un sujet (et d’ailleurs c’est plutôt mieux ainsi), et pas seulement parmi les films de guerre. Mais bon, passons…
        La hauteur d’homme est effectivement plus subjective. Notre réception sensible est forcément variable au moment du visionnage, notre capacité à nous immerger dans le récit également. Personnellement, je ne suis pas resté de marbre devant le personnage de Kenneth Branagh sur son ponton (aux interventions plutôt limitées pourtant), je me suis pris d’une certaine sympathie pour le capitaine du Moonstone, et bien sûr pour ce pilote qui, à la fin du jour, plutôt que de revenir à bon port (et retrouver cette fameuse « patrie » insulaire), choisit de vider son réservoir au-dessus de la plage prise par l’ennemi. J’ai trouvé l’épisode aérien très hawksien (je recommande notamment la vision de « Air Force », 1943, qui retrace le parcours d’un équipage de B-17 en pleine guerre). Tiens, justement un cinéaste qui avait la réputation de filmer « à hauteur d’hommes ».

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    1. Merci pour ton commentaire !
      Mais je ne suis pas un pro, très loin de là. 😉
      Je ne suis pas spécialement très expert non plus quand il s’agit des films de guerre. Mais je me soigne. 🙂

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